TEXTE DE FRANÇOIS DAREAU, 2024
Historien de l’art, commissaire de l’art et chargé de recherche au Musée National Picasso - Paris
Publié dans le catalogue du Solo Show à Art Paris - Art Fair avec la galerie Anne-Laure Buffard
ENTRETIENT AVEC CHRISTOPHE GALLOIS, 2023
Commissaire et responsable des expositions au MUDAM -Luxembourg
Publié dans le cadre de la Luxembourg Art Week 2023
Dans la note d’intention que vous avez écrite en lien avec votre projet pour Luxembourg Art Week, vous parlez d’une « écriture de l’espace ». Que disent ces mots de votre pratique, et plus spécifiquement de la manière dont vous avez abordé le lieu dans lequel sera présentée votre installation ?
Cette idée d’une écriture de l’espace est notamment liée à mon travail de la forge, qui est lui-même lié à celui du textile. La forge, c’est un fil que l’on étire, que l’on déploie dans l’espace, comme une écriture ou un dessin. Le fait que je patine le métal en noir renforce cette impression : sa couleur évoque celle du crayon à papier. Dans l’installation que j’ai imaginée pour Luxembourg Art Week, c’est avec des sculptures en fer forgé et avec des pièces en textile que je viendrai « réécrire » l’espace du café, en réponse aux différents usages qui lui seront attribués. Mes œuvres habiteront l’espace comme des murs mobiles, suggérant l’idée d’un mouvement.
Dans quelle mesure la fonction spécifique de cet espace vous a-t-elle inspirée ? Le titre que vous avez donné à votre œuvre, Café Pauline, crée autour de cet espace une forme de fiction, et possède aussi une dimension autobiographique.
Les cafés sont des lieux pleins de vie, de passages, de mouvements, de paroles. Parfois, on s’y arrête plus longuement, pour réfléchir, travailler, se concentrer. Je me suis inspirée de ces différentes dynamiques. Mon installation se compose de formes qui se superposent, qui se mélangent. Son titre tend à installer un espace qui va au-delà de l’exposition. C’est avant tout un espace que je souhaite intime, comme un espace de rencontres, qui invite à entrer à l’intérieur de ma pratique.
Certaines formes que vous avez créées évoquent l’idée d’écriture, voire d’une parole qui flotterait dans l’espace.
Ces formes viennent de mes carnets. J’ai eu l’idée de reconfigurer l’espace en le divisant à l’aide de pages de carnet gigantesques, qui reprendraient certains motifs de mes carnets : des notes, mais aussi des griffonnages, des ratures, des choses que l’on ne reconnait pas vraiment. Plutôt que le sens, c’est l’énergie des mots qui m’intéresse. L’écriture devient dessin. L’idée de langage, d’écriture pourrait aussi renvoyer à la manière dont, chez moi, une forme en génère une autre. C’est comme des mots qui se suivent pour créer une phrase. Les formes sont intimement liées les unes aux autres.
Un autre élément essentiel de votre vocabulaire sculptural est la ligne. Loin d’être droite, la ligne est chez vous organique, vivante. C’est la ligne de la trame, qui s’entremêle avec une multitude d’autres lignes.
Cette conception de la ligne comme trame vient de ma formation dans le domaine du design textile. Dans un textile, la trame est une suite de superpositions et de croisements. C’est l’ensemble des fils qui crée le motif ou l’image. Je souhaite conserver cette structure mais l’appliquer à mon travail de manière métaphorique. En tentant de suivre une par une chaque intuition, chaque fil, pour que l’impression générale de toutes les œuvres juxtaposées crée un récit qui sublime les matériaux et les idées isolées. Par exemple, pour les grandes pièces en tissu du Café Pauline, j’ai commencé par collectionner des photographies de surfaces ou d’objets très disparates. C’est par leur mise bout à bout que vient s’opérer la transformation de détails connus pour créer ce nouvel espace habitable qu’est l’installation.
Ce travail du textile est donc intimement lié à celui de l’image photographique.
Oui, je travaille notamment avec des tissus sur lesquels ont été imprimées des images. Dans les photographies que je prends, c’est avant tout la question de la matière qui m’intéresse. Je photographie des motifs de papiers peints dans des espaces domestiques, des crépis de mur, un reflet dans une flaque d’eau, une souche d’arbre... Dans un second temps, ces images, je les transforme : j’exacerbe leurs traits, je les agrandie, je transforme leur échelle, leurs couleurs. Au final, on ne reconnait plus le motif initial et on entre au contraire dans la matière de l’image, dans ses pixels. On rejoint ici l’idée de trame : quand on se rapproche d’une tapisserie, on voit tous les fils qui la composent.
Vous ne cessez de tisser des liens entre l’espace de l’atelier et celui de l’exposition. Pourriez-vous nous parler de votre relation à ces deux espaces ?
Je perçois l’atelier comme un espace où différentes temporalités se mélangent, où les choses se sédimentent. Certaines œuvres sont en repos, tandis que d’autres sont encore en devenir. Ensemble, elles créent un paysage organique. L’atelier, c’est aussi l’endroit où les œuvres coexistent avec les outils avec lesquelles elles sont créées.
Ces outils se retrouvent d’ailleurs dans beaucoup de vos œuvres, transformés en motifs sculpturaux.
Les outils étaient présents dans mon travail dès mon diplôme au Chelsea College of Arts. J’y présentais des échantillons de matières, et j’avais laissé toutes les aiguilles dans les tissus. On retrouve d’ailleurs des aiguilles, agrandies, dans mon installation Café Pauline. Je les ai accrochées aux lignes des « carnets », ce qui les rapproche de la trame des tissus.
L’exposition In Vivo, que vous avez présentée en janvier 2023, à la Cité Internationale des arts à Paris, était emblématique de liens que vous établissez entre l’atelier et l’espace d’exposition. Le titre lui-même évoquait l’idée d’un espace d’expériences, d’expérimentations, de l’exposition comme d’un lieu vivant.
Pour cette exposition, j’ai travaillé dans l’espace de la galerie comme s’il s’agissant de mon atelier. Il y avait des œuvres terminées, mais aussi des éléments qui relevaient davantage du processus : des chutes de tissu, des dessins préparatoires, des pièces que j’avais retravaillées. C’était un projet particulier, puisque j’avais décidé de ne pas ouvrir l’espace de la galerie, qui était très petite. L’exposition se découvrait depuis l’extérieur. J’ai pensé l’espace comme une vitrine, et ai travaillé l’installation à partir de l’idée qu’il n’y avait qu’un seul point de vue.
Dans ce projet, comme dans d’autres, il y avait aussi un jeu d’échelles. L’une des singularités de votre travail me semble être ce dialogue que vous réussissez à créer entre différentes échelles, entre différentes distances de regard, entre l’installation dans sa globalité et les plus petits détails. Vous avez d’ailleurs créé une série d’œuvres qui jouent avec cette idée d’échelle, puisqu’elles prennent la forme de maquettes : les Antichambres.
Avant de débuter une nouvelle installation, je commence toujours par une maquette. Cela me permet de me projeter sans penser aux contraintes ou aux réalités physiques de l’espace. C’est un espace de liberté, avant de passer aux problématiques plus concrètes et plus physiques que pose la sculpture. J’aime ce passage de la maquette à l’espace réel, entre un espace en miniature que je surplombe et une installation dans laquelle je suis immergée, au milieu d’œuvres qui sont souvent plus grandes que moi.
Nous pourrions terminer cet échange par l’idée de passage, que vous venez d’évoquer. Votre travail s’articule en effet autour d’un certain nombre de « passages » : entre différentes échelles, entre l’image et la trame, entre l’espace bidimensionnel et l’espace tridimensionnel, entre les matériaux – la forge, le tissu, le dessin… En consultant votre portfolio, je me suis arrêté sur un mot qui revient souvent dans la description technique de vos œuvres : celui de sublimation. C’est un terme qui désigne dans ce contexte une technique particulière d’impression sur tissu, mais il est aussi utilisé pour désigner un changement d’état : le passage d’un état solide à un état gazeux. Quelque chose de l’ordre de l’instable, du seuil, de la transition…
Tous ces passages sont effectivement très importants pour moi. J’ai besoin de me laisser envahir par certaines images qui se cristallisent dans ma mémoire et me donnent l’urgence de réaliser une nouvelle pièce. C’est un processus d’impression : une forme ou une idée me travaille et m’enjoint, réciproquement, à la travailler. Dans l’une des pièces en tissu du Café Pauline, apparaît une masse assez sombre. En y travaillant, l’autre jour, je pensais au dépôt du marc de café sur la faïence blanche des tasses. Il y a dans cette image du dépôt l’idée de quelque chose qui persiste, qui s’agglomère, et qui finit par créer un support pour notre imaginaire toujours en quête de reconnaître une forme, de voir émerger du sens.
Initialement, ton travail s’inscrivait essentiellement dans la pratique du textile et de l’impression pour intégrer, par la suite, celle de la forge. Aujourd’hui, textile et métal se donnent la réplique. Qu’est-ce qui t’a amené à aller vers l’exploration de ce matériau ?
Si de formation, j’ai commencé par le design textile en section impression, c’est lors d’une résidence à Berlin que j’ai eu ce premier geste d’associer consciemment le métal au tissu. Dans l’espace de l’atelier, j’ai trouvé un long clou que j’ai commencé à travailler sommairement, en le ponçant et lui coupant la tête, pour retrouver la forme originelle d’une aiguille. D’instinct, je l’ai incorporé dans ma pièce textile. Auparavant, je n’avais jamais tissé le lien entre le fait que le tissu et le métal étaient déjà associés dans ma pratique : les aiguilles ont toujours servi à coudre mes œuvres. Ce moment a orienté ma pratique vers l’art de la forge quand je suis entrée à l’Ecole des Beaux-arts. L’univers de la couture, un artisanat étiqueté comme appartenant à la sphère domestique et féminine, complète celui de la forge, artisanat ancestral né de l’énergie du feu et qui a pris son essor pendant les révolutions industrielles.
Si ces pratiques sont a priori paradoxales, comment ton processus créatif parvient à révéler leurs complémentarités, voire leurs similitudes ?
Si les plans propres et l'atmosphère calme de la couture contrastent avec l’univers chaotique et bruyant de la forge, ces deux pratiques ont, en effet, des similarités. Le travail de la couture peut être, à mes yeux, comparable à celui de la forge. Il y a un point de rencontre dans la gestuelle : le métal chauffé devient très malléable, je le tire dans le prolongement du bras, comme si je tire le fil de ma machine à coudre. La forge demande d’utiliser son propre poids dans un rapport physique que je retrouve lorsque je porte des mètres de tissus, qui sont très lourds, et que je dois suspendre. Dans les deux cas, la matière s’étire à mon contact. Dans la forge, la matière me domine alors qu’en couture, c’est l’inverse.
Comment se manifeste cette réciprocité dans tes sculptures ?
Les tissus blancs sous les silhouettes des ciseaux forgés, par exemple, renversent les codes des socles lourds et massifs pour apporter une nouvelle dimension : le tissu a besoin du fer pour se révéler autant que l’inverse. Ces étoffes sont une partie intégrante de la composition d’ensemble, indissociable dans l’appréhension de la totalité de l'œuvre. Elles permettent la circulation de deux perceptions : celle en trois dimensions, où le volume se manifeste par notre déplacement dans l’espace de monstration, mais aussi, celle en deux dimensions où le textile contraste fortement avec l’aspect graphique de la forme, comme si c’était un dessin. Cette allusion du dessin est inhérente - de manière intime et liée -, à la pratique même de la forge : l’étape préparatoire consiste à tracer des traits au fusain à l’échelle de la future création, comme le patron qui permet de réaliser l’ouvrage en couture.
Si ta pratique de la forge interroge les enjeux de la sculpture dans l’espace, ton travail textile semble davantage s’inscrire dans une quête de l’image. Quel est le processus créatif de tes installations ?
Je commence par prendre des photos macroscopiques de texture ou d’effets visuels comme le détail d’une tapisserie ou une flaque d’eau. Ces images sont ensuite imprimées par impression digitale, en très grand, sur du tissu, où s’opère de facto une perte de la définition et un estompage de la couleur. L’impression permet ainsi de libérer l’image de sa fonction représentative et aller plus dans le sens d’une matière. En étant beaucoup moins nette, elle fait aussi l’écho à ma propre vision, en ce que je distingue mal les objets qui ne sont pas rapprochés de ma vue. Puis, je découpe ces grands pans imprimés, je mélange les morceaux pour en faire des patchworks qui recomposent une image de sensation de mouvement. Enfin, j'appose des morceaux de toile transparente, comme autant de voiles épidermiques qui ne permettrait pas de restituer l’image dans sa totalité mais par bribe. Métaphoriquement, c’est comme si l’on tentait de se souvenir de l’image précise d’un souvenir mais qu’elle nous échappait. Enfin, je couds l’ensemble selon le motif de la grille, telle une cartographie mentale qui évoque les plans d’architecture d’un lieu, notamment de l’atelier.
L’atelier semble être un lieu ressource autant qu’un lieu d’inspiration dans ton travail…
En effet, l’atelier est l’espace où mes idées prennent formes et les formes suscitent de nouvelles idées. Je considère ce lieu de mon quotidien comme un environnement à part, un paysage qui répond à sa propre logique spatiale et temporelle. Ainsi, dans mon atelier, je stocke les chutes de tissus dans tel endroit, j’en fais des piles, de ces empilages naissent des sculptures, qui associées à la forge, questionnent la mesure par le vide des œuvres textiles. Sur ce mur, j’accroche des outils créés à partir de ce qui est tombé lors de la coupe en forge, alors que de l’autre côté, je range mes outils fonctionnels qui me permettent de travailler. Toutes ces connexions ouvrent un champ des possibles, de ce qui pourrait être fait, ce qui ne le sera pas. En ce sens, mon atelier compose une cartographie mentale. Valentine Schlegel en parle très bien dans son livre Je dors, je travaille où ces deux activités sont finalement indissociables l’une de l’autre dans la création.
ENTRETIENT AVEC ANNE-LAURE PERESSIN, 2022
Commissaire d’exposition
Publié dans le catalogue des Félicité.es des Beaux-Arts, édition Beaux-Arts de Paris
TEXTE DE MONICA LINDSAY-PEREZ, 2022
Chargée de rédaction à la BEI
Publié dans le catalogue de résidence de la Banque Européenne d’Investissement à Luxembourg
« Pauline-Rose Dumas est une artiste française émergente vivant et travaillant à Paris. Après avoir obtenu une license en design textile à l’UAL London, Chelsea College of Arts en 2019, elle a terminé ses études supérieures à l’École des Beaux-Arts de Paris en 2022, avec les félicitations du jury. Pauline-Rose Dumas s’est formée auprès d’artisans avant de se consacrer à sa propre pratique artistique. elle a travaillé pour l’artiste et designer Marlène Huissoud (Paris, 2019), fait un stage chez Hermès (Paris, 2018) et a travaillé en tant qu’imprimeurs lithographe chez Idem (Paris, 2016). En 2019, elle a décidé de prendre du recul par rapport à son activité de designer textile et de suivre sa préférence naturelle pour approche plus expérimentale de la production textile. Elle a effectué de nombreux séjours en résidence artistique afin de trouver sa voie. Elle a passé 6 mois au Berlin Art Institute (BAI), où elle a présenté sa première exposition personnelle, puis elle a vécu trois mois à la Cité Internationale des Arts de Paris dans le cadre du Programme de développement des artistes (ADP) de la BEI. Elle a été sélectionnée pour l’appel thématique, « Disruption: The Imprint of Man » (Disruption: l’empreinte de l’Homme), qui aborde des problématiques sociétales d’actualité dans l’UE: le recul de la solidarité et du respect en tant que valeurs, le choc des générations, le sens des relations au sein des nations et entre elles.
Pauline-Rose Dumas travaille principalement avec des textiles et réalise des sculptures. Sa technique combine un artisanat traditionnellement associé à la décoration (le textile) et un autre traditionnellement associé à l’industrie (la forge). Le résultat final est une approche novatrice qui libère les deux supports de leurs connotations démodées et obsolètes. l’artiste imprime souvent des dessins et des photographies sur des tissus en utilisant l’impression par sublimation et la photographie. Elle découpe ensuite des morceaux, les superpose et les coud ensemble, créant ainsi des patchworks géants. De cette façon, elle « perd l’image originale, créant un état flou, intermédiaire. » Elle utilise souvent des tissus transparents afin d’amplifier cette impression de flou. Le choix de Pauline-Rose Dumas de se tourner vers la forge s’est fait de manière totalement naturelle. En dernière année d’école d’art, elle a commencé à laisser des aiguilles et des épingles dans ses oeuvres en tissu. Ces petits morceaux de métal (pointus, brillants et solides) créaient un contraste saisissant avec le tissu. Pauline-Rose Dumas a commencé à utiliser des aiguilles de plus en plus grosses jusque’à ce qu’elle décide finalement de fabriquer ses propres modèles géants. Aujourd’hui, métal et tissu interagissent librement dans ses œuvres. Parfois, le métal resemble même à du tissu. Dans une installation dont le titre est 3 Corners Room (2022), elle a suspendu des cordes en métal à une structure en forme de ciseaux. e métal semble être composé de ruban. En effet, les cordes suspendues tombent telles des fils torsadés. La disparition des frontières entre métal et tissu peut sembler peu orthodoxe, mais, pour l’artiste, c’est une démarche parfaitement naturelle. Elle dit que le travail avec le métal lui rappelle le travail avec les textiles: « Lorsque le métal est chaud, explique-t-elle, il est totalement malléable. Il se tord, se retourne et s’étire comme une corde. À l’atelier, j’étire les barres métalliques comme si elles étaient le prolongement de mon bras ».
Lorsque l’on visite l’atelier de Pauline-Rose Dumas, on découvre les nombreux éléments qui constituent son processus artistique: des dessins et des matrices sur les murs, des outils de métallurgie, des morceaux de papier brûlés, des tissus imprimés disposés sur les tables, des bobines de fil et dans un coin des piles de textiles inutilisés prêt à servir. Chacune de ses oeuvres finale est constituée de ces multiples éléments. Son approche consiste à réunir de multiples couches. Cette tendance à la superposition est omniprésente dans son travail: chaque point de couture, chaque soudure métallique et chaque couche de tissus racontent une nouvelle histoire, une nouvelle phase du temps, propre au moment de la création. Elle explique : « Je suis guidée par les différents moments qui ouvrent un éventail de possibilités pour qu’une oeuvre, une sculpture change de statut, passant de celui de matière première au moment ou elle se trouve dans l’atelier à celui ou elle est présentée dans l’exposition. » Pour l’artiste, « chaque partie du processus éclaire la suivante ». Une grande partie de son travail est laissée au hasard: elle se laisse guider par la façon dont le métal se plie, par les formes particulières du papier brûlé et par le pliage aléatoire d’un tissu donné. Associés, ses installations constituées de métal aide textile nous rappellent que les tissus doux et souples sont enfin de compte crées par ‘l’utilisation d’un métal tranchant. Ainsi, l’oeuvre de l’artiste nous rappelle que la beauté n’est jamais aussi simple qu’il y paraît. L’étoffe lapsus soyeuse possède une arête, tout comme le métal le plus tranchant possède une certaine douceur.
L’oeuvre Between Lines (2022) a été réalisée dans le cadre du programme ADP. Il s’agit d’une gigantesque matrice de papier cachée derrière une imposante grille métallique. À l’arrière de l’oeuvre, une base peinte en bleue est visible. Elle représente le sol bleu-gris de l’atelier de l’artiste, qu’elle pouvait voir lorsqu’elle travaillait sur l’oeuvre en position horizontale. En plaçant l’oeuvre sur le mur, elle a souhaité que l’oeuvre conserve une trace de son origine. Cette décision illustre parfaitement l’importance de la place occupée par l’atelier dans l’oeuvre de Pauline-Rose Dumas: l’espace n’est pas simplement un moyen pour arriver à ses fins; c’est l’une des forces directrices de sa démarche. Plus qu’un atelier réel, il symbolise l’espace intérieur dont son esprit à besoin pour laisser germer ses idées. Pauline-Rose Dumas est une artiste pour qui le processus de création comporte de multiples étapes. Tout d’abord, elle réalise des dessins qui servent de modèle à son travail du métal. Elle appelle ces dessins ses « matrices », terme aux multiples significations. Il est utilisé pour décrire toutes sortes de choses, allant des patrons aux matrices.
La matrice (grille, plan, trame) est la base de son processus. Ensuite, l’artiste extrapole tout le reste. Dans l’oeuvre Between Lines, la matrice en papier a été posée sous ses outils en acier, guidant ainsi la réalisation de la grille. Des traces de calcinations, cicatrices de la fabrication, sont visibles entre les espaces de métal. Elles se recourbent sur les bords, comme si l’énergie du feu qui les a produites était encore présente. pauline-Rose Dumas recouvre même le métal d’une patine noire, pour rappeler qu’il est issu du charbon. Elle laisse volontairement tous les rebords à ‘état brut, qu’il s’agisse du coin d’une feuille de papier ou de l’arrête d’un fragment de métal. Elle estime que les activités liées au textile et à la forge ont trop longtemps été contraintes, par le besoin de précision, et délaisse les règles et les mesures au profit du hasard et de l’intuition.
Pauline-Rose Dumas explique que « chaque machine à tricoter possède une carte perforée; un cadre dans lequel des choses peuvent se produire ». Dans ses oeuvres, elle recrée le cadre, mais abandonne l’outil, travaillant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des bords définis. Cette volonté de travailler avec et sans règle se manifeste dans son approche de la notion d’échelle. Elle alterne, en toute liberté, petites oeuvres et grandes installations. Elle aime « soit travailler avec des choses à portée de mains, soit travailler à grande échelle. » L’une des juxtapositions les plus spectaculaires se trouve dans Between Lines: le contraste entre le métal (solide et durable) et le papier (fragile et dégradante). Between Lines est, à bien des égards, une carte mentale du processus artistique de Pauline-Rose Dumas, un cheminement à travers chaque étape. Au coeur de l’oeuvre se trouve la source de la production de l’artiste: le besoin de juxtaposition et la volonté de transgresser les règles. »
TEXTE DE VIOLETTE MORISSEAU, 2022
Commissaire d’exposition
Dans le cadre du Théâtre des Expositions au Palais des Beaux-Arts de Paris
Entre-temps
« Un couteau sans lame auquel ne manque que le manche.
Cet aphorisme, que l’on doit au philosophe Lichtenberg, évoque de manière absurde et poétique une impression que l’on éprouve face aux œuvres de Pauline-Rose Dumas : la sensation paradoxale de reconnaître et de douter de ce que l’on voit, d’être face à un miroir déformant de notre environnement. Si au premier abord l’apparence des pièces semble entretenir des liens étroits avec celles du mouvement Supports/Surfaces, le sentiment d’étrangeté qui s’en dégage les rattache à des œuvres plus narratives appartenant à d’autre champs artistiques, des films de David Lynch aux contes de Lewis Carroll. L’univers déployé par l’artiste renverse les rapports de grandeur, ses sculptures en fer reprenant la forme des outils qui jonchent son atelier (ciseaux, aiguilles et mètres) pour devenir des corps métalliques sinueux. Avec une logique similaire, son travail textile débute par l’impression sur tissus d’agrandissements de photographies issues de son smartphone, glanées au fil du temps dans une démarche spontanée. Pauline-Rose Dumas capture les effets de matières, les taches, les drapés, les éclats de lumières, les ombres, les papiers peints décrépis... Elle passe ses alentours au microscope pour en isoler des fragments, introduisant dans ses œuvres des impressions macroscopiques de nouvelles textures et couleurs : « Avec ce travail de la photographie, je compose ma palette, je suis au cœur de détails de choses existantes qui font que la couleur est vivante et qu’elle a sa propre temporalité, un contexte, une lumière.1» Après avoir collecté et imprimé ces clichés, la dernière étape consiste à morceler les images pour en recomposer de nouvelles, comme des patchworks ou des collages, en cousant les lambeaux entre eux. Détricoter pour mieux reconstruire.
Que reste-t-il d’un outil lorsque celui-ci est privé de sa fonction essentielle ? Solitaires et rendues inutilisables par leur déformation, les paires de ciseaux et aiguilles métamorphosées deviennent des vestiges poétiques, des traces d’un labeur. S’ils ne sont plus en mesure de couper ou tisser, l’artiste offre aux objets qu’elle transforme de nouvelles identités. Les aiguilles démesurées de ses Objets Trouvés - Trousseaux (2023) rappellent autant des clés que des horloges fixées au mur. Lorsqu’elles sont associées aux pièces tissées, les sculptures-objets retrouvent leurs fonctions utilitaires. Débarrassées de toute présence humaine, elles deviennent parfaitement autonomes, à la fois autocréatrices et capables d’assurer leur dispositif d’exposition. Détournant l’iconographie traditionnelle de « L’artiste et son atelier » ou encore le mythe de Pygmalion, la figure de l’artiste disparaît totalement des installations de Pauline-Rose Dumas pour réapparaître — en négatif — par l’animation de ses œuvres-outils. Dans la série des Objets au mètre (2021-2023), ciseaux et mètres fusionnent pour soutenir les bouts de tissus découpés, tandis que les aiguilles des Tisseurs (2022) épinglent au mur les textiles qu’elles sont en train de tresser. Attachés aux pieds des sculptures, les mètres enroulés sur eux-mêmes prennent leur propre mesure. Pauline-Rose Dumas pousse un peu plus loin cette mise en abîme de l’acte créateur en réutilisant les dessins préparatoires ayant servis de matrices pour la création de ses sculptures. Dans la série de dessins réalisés d’après les sculptures d’échelles (2023), les traces laissées par le travail du fer et de la soude sont sublimées par l’ajout de couleurs. L’atelier devient alors un écosystème s’auto-alimentant où rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Il y a quelque chose d’organique dans cette cohabitation harmonieuse d’objets hétérogènes. Cette symbiose repose en partie sur les réseaux de lignes qui structurent et relient les éléments : celles au fusain des dessins préparatoires qui deviennent les armatures des sculptures-objets, celles tissées pour coudre les morceaux de tissus, enfin celles qui délimitent les espaces d’expositions, ces grilles sur lesquelles viennent s’agencer les pièces. Inventant son vocabulaire plastique, Pauline-Rose Dumas choisit ses formes comme elle choisit ses mots : « Je considère l’installation comme une longue phrase. Une phrase qui se délie au fur et à mesure de l’espace et qui annonce la suivante. » L’assemblage au mur des différentes sculptures Outils (2022) participe à cette idée de rendre visible un alphabet visuel personnel. L’artiste souligne cette analogie entre création plastique et écriture dans Initiales (2023), installation dans laquelle le tracé irrégulier des formes évoque une écriture manuscrite et où les boucles des ciseaux peuvent renvoyer à celles des lettres qui en composent le titre ; nouvelle mise en abîme d’une œuvre qui décline son identité. Regroupant plusieurs sculptures- objets semblables, l’installation introduit également la notion de répétition et de rythme, que l’on peut rattacher à l’écriture littéraire ou poétique, mais aussi musicale. Les sculptures Between Lines (2022) et Coffee Scribbles (2023) sont composées de trames faisant songer au quadrillage des pages d’un carnet ou aux portées d’une partition de musique. Les aiguilles et autres formes métalliques serpentines nouées dessus sont autant de ratures et de gribouillis, stigmates d’une écriture pulsionnelle qui en troublent la signification.
Les multiples lectures — parfois contradictoires — que l’on peut faire des oeuvres de Pauline-Rose Dumas découlent de leur essence même. En investissant son atelier comme source d’inspiration, l’artiste place l’expérimentation au centre d’une approche créative cyclique : « J’aime cette idée selon laquelle lorsque je termine mes pièces, elles recommencent ailleurs. » L’atelier incarne autant ce lieu des recommencements perpétuels qu’il est celui de toutes les libertés et des nouvelles tentatives. Georges Didi-Huberman le définit en tant qu’espace pour « fabriquer de l’autre, de l’ailleurs », ajoutant ces mots : « C’est notre lieu familier pour créer de l’étrange.2 » Même lorsqu’elles sont présentées dans des musées ou des galeries — qui sont des espaces venant les sanctuariser—, les œuvres de Pauline-Rose Dumas semblent sur le point de rompre leur immobilité pour nous emmener autre part. Elles sont suspendues entre deux instants, celui de leur présentation dans l’espace de l'exposition et celui d’un autre possible qu’elles inventent dès que nous détournons le regard.”
« Artiste textile, Pauline-Rose Dumas se sert du tissu comme d’un moyen de transmission de savoirs-faire. Ainsi, ses œuvres sont en constant dialogue avec les techniques qui la composent et dont elles portent la trace. Ses récents travaux mettent d’ailleurs en avant le récit d’une œuvre créatrice, qui se réaliserait elle-même lorsque l’artiste dort. On surprendrait l’œuvre en plein travail, alors que des aiguilles géantes en métal transpercent et rassemblent les tissus. Ces œuvres fonctionnent dès lors comme des partitions dont l’artiste elle-même ne serait qu’une interprète. Les gestes que Pauline-Rose Dumas engage rappellent ainsi un travail de chorégraphie : il s’agit du déploiement sensible et symbolique de la matière dans l’espace, tantôt fragile et aérienne, tantôt lourde et envahissante."